Mehdi Sharafi
Résumé
Anselm Keifer est un artiste-peintre majeur Ă partir des annĂ©es quatre-vingts en Allemagne. Il considĂšre lâhistoire comme un matĂ©riau artistique. Son travail est une confrontation avec lâoubli historique dans les heures les plus sombres de lâhistoire. Il est peintre du paysage, les Ćuvres les plus proĂ©minentes de Kiefer sont sans doute ses paysages extraordinaires et fascinants. Et de fait, câest avec ces paysages que se noue sa relation profonde avec la terre, lâhistoire et la nature. Et au cĆur de lâespace pictural, il sâest particuliĂšrement impliquĂ© dans la crĂ©ation dâĂ©lĂ©ments de la nature.
Dans les peintures de Kiefer, les espaces de travail se transforment en un Ă©norme contexte au sein duquel se dĂ©roulent de nombreux Ă©vĂ©nements. Les ateliers de Kiefer ressemblent plus Ă des laboratoires oĂč il se lance dans des essais et erreurs et expĂ©rimente avec divers matĂ©riaux.
Le jardin-atelier de Barjac dans le sud de la France est un des principaux espaces de travail de Kiefer. Lâusine de soie abandonnĂ©e, est non seulement transformĂ©e en un immense atelier par Kiefer, mais lâusine et lâespace naturel qui lâentoure aprĂšs toutes ces annĂ©es, la quantitĂ© Ă©norme de travail effectuĂ©e par Kiefer sont devenus une grande Ćuvre dâart et bien sĂ»r lâun des espaces les plus cĂ©lĂšbres au monde en son genre.
Au cours de ces annĂ©es, le Jardin-atelier de Barjac a Ă©tĂ© crĂ©Ă©, Ă©tape par Ă©tape et section par section. Dans le Barjac, la nature vient Ă lâaide de structures, de tunnels et de bĂątiments et bien sĂ»r aux peintures de Kiefer, lui permettant ainsi de prĂ©senter sa vision du monde en tant quâartiste contemporain.
Dans cette lecture, nous souhaitons explorer le parcours de Kiefer jusquâĂ son arrivĂ©e Ă Barjac et comment il a finalement eu lâidĂ©e de crĂ©er un immense jardin-atelier au cĆur de lâespace de Barjac. La problĂ©matique de la crĂ©ation dâun atelier par un artiste-peintre au sein dâun jardin avec de si grandes dimensions, ainsi que les rĂ©alisations dĂ©coulant de cette exploration par un artiste contemporain Ă notre Ă©poque, sont les principaux objets de cette recherche.
« La mĂ©moire, le souvenir dâun paysage, est un Ă©vĂ©nement pour tous nos sens. »[1] Anselm Kiefer
Mots clés : Anselm Kiefer, Artiste-peintre, Atelier, Peinture contemporaine, Nature, Jardin, paysage, Barjac
Anselm Kiefer : Barjac comme un Jardin-Atelier de monde
Anselm Kiefer est un peintre-artiste contemporain allemand, nĂ© en 1945, lâannĂ©e oĂč la Seconde Guerre mondiale prend fin, Ă Donaueschingen en Allemagne. Sa naissance Ă cette Ă©poque a eu une grande influence sur sa maniĂšre de travailler et les concepts quâil choisissait pour ses Ćuvres. Les divers sujets abordĂ©s sur le chemin artistique et leur progrĂšs sont de plus en plus diversifiĂ©s et abondants.
Lâensemble des Ćuvres de Kiefer est trĂšs variĂ© et sâĂ©tend dans divers domaines artistiques : peinture, photographie, sculpture et installations qui prennent lâallure de grandes structures architecturales. Souvent, ses Ćuvres se mettent ensemble et crĂ©ent de nouveaux espaces. Le plus unique de ces espaces et lâinteraction de ces diffĂ©rents mĂ©diums artistiques peuvent ĂȘtre vus dans ses immenses ateliers.
Kiefer a profitĂ© de chaque occasion pour mener Ă bien et faire progresser son travail artistique. Câest un chemin oĂč il habite depuis toujours, et en effet, on peut dire que durant toutes ces annĂ©es, il a eu une vie commune avec son art et son travail. Les Ćuvres les plus proĂ©minentes de Kiefer sont sans doute ses paysages extraordinaires et fascinants. Et de fait, câest avec ces paysages que se noue sa relation profonde avec la terre, lâhistoire et la nature. On dirait que ces paysages contiennent une grande force spirituelle, voire quâils remettent en question cette force. Ces Ćuvres ont leur origine dans lâhistoire de lâart et sont, en mĂȘme temps, des Ă©lĂ©gies qui sortent des Ă©vĂ©nements historiques, de la cendre de la guerre.
Kiefer traite intelligemment lâĂ©norme diversitĂ© et pluralisme; comme si derriĂšre le peintre quâil est, il y avait un archĂ©ologue, un spĂ©cialiste de laboratoire et un chercheur sensible aux moindres dĂ©tails. Durant toutes ces annĂ©es et Ă chaque pĂ©riode de la carriĂšre artistique de Kiefer, les Ćuvres quâil a crĂ©Ă©es et les concepts avancĂ©s ont Ă©tĂ© fortement influencĂ©s par lâespace dans lequel il Ă©tait engagĂ©, y compris son Atelier. En fait, on peut dire que lâatmosphĂšre de lâatelier et lâidentitĂ© que celui-ci attribue Ă Kiefer en tant quâartiste ont grandement contribuĂ© Ă lâavancement de ses idĂ©es et de ses prĂ©occupations dans son travail.
Lâun des ateliers les plus importants et uniques de Kiefer est Barjac, un atelier de renommĂ©e mondiale considĂ©rĂ© comme lâun des ateliers dâartistes contemporains les plus cĂ©lĂšbres au monde. Aujourdâhui, Barjac est devenu lui-mĂȘme une grande Ćuvre dâart au cĆur de la nature.
Pour gagner lâatelier de Kiefer on doit traverser le village de Barjac et, aprĂšs ĂȘtre passĂ© par des collines et des pics, on arrive Ă la perspective captivante de Kiefer. Il est unique quâau cours dâun long processus de travail, Kiefer essaie de transformer une usine industrielle abandonnĂ©e du village de Barjac en un micro-univers. En fait, Barjac est le point oĂč un peintre contemporain dĂ©cide de dĂ©velopper ses prĂ©occupations en dehors de lâespace pictural. Ă Barjac, nous pouvons explorer le monde de Kiefer, le mĂȘme monde quâil explore dans ses peintures, mais cette fois Ă travers une variĂ©tĂ© de formes artistiques au cĆur de la nature. Barjac reprĂ©sente un espace de transfert-allĂ©gorique, oĂč diffĂ©rentes expressions artistiques se fondent au sein de la nature. Il est conçu et dĂ©veloppĂ© comme une allĂ©gorie de la terre.
Nous sommes confrontĂ©s Ă une Ă©norme quantitĂ© de travail Ă Barjac, allant des peintures aux sculptures, en passant par les installations et structures variĂ©es au sein de la nature. En tant que peintre de paysage, Kiefer explore diverses approches de travail dans ses tableaux. Ă Barjac, il sâefforce dâintĂ©grer diffĂ©rents mĂ©diums artistiques pour nous offrir une perspective novatrice de lâartiste contemporain.
Les Ćuvres de Kiefer sont crĂ©Ă©es dans un espace de travail complexe Ă plusieurs niveaux comportant de nombreux dĂ©tails. Des espaces qui, tout en Ă©tant nouveaux et diffĂ©rents des studios conventionnels, sont enracinĂ©s dans le passĂ©. Les Ćuvres de Kiefer rassemblent diffĂ©rentes couches. Ă mon point de vue, cette poĂ©ticitĂ© rustre et tordue, son immense et ancien acquis historique et culturel, les dĂ©tails extraordinaires, sa maĂźtrise sans pareil de sa mĂ©thode de travail et des outils dont il se sert, font de lui un artiste unique et louable. Il est le poĂšte de la terre, ses Ćuvres sont lâessence de lâĂȘtre, sortie du dessous des ruines et des talus de sol. Elles me passionnent et mâincitent Ă fouiller lâintĂ©rieur, le passĂ©, lâhistoire. Le travail de Kiefer reprĂ©sente une nouvelle exploration de lâespace pictural et dâun mĂ©dium traditionnel Ă lâĂ©poque contemporaine.
Le parcours artistique de Kiefer comporte de nombreux dĂ©tails Ă explorer. Cependant, la question principale qui sera explorĂ©e au cĆur de cette recherche concerne les ateliers de Kiefer et leur rĂŽle dans lâĂ©laboration de ses Ćuvres, en particulier celui du jardin-atelier Barjac.
Tout au long de son parcours artistique, Kiefer a toujours mis lâaccent sur le rĂŽle de lâatelier dans lâavancement et le dĂ©veloppement de son travail, tant en peinture que dans dâautres mĂ©diums artistiques. Cette importance et cette attention ont-elles jouĂ© un rĂŽle dans le dĂ©veloppement de son travail en tant que peintre-artiste contemporain? Et comment Ă©valuer lâimpact de cette approche dans le travail de Kiefer?
Les ateliers de Kiefer ressemblent plus Ă des laboratoires oĂč il se lance dans des essais et erreurs et expĂ©rimente avec divers matĂ©riaux. Il exploite les grands espaces de ses ateliers pour mettre en Ćuvre ses idĂ©es extraordinaires. Afin de pouvoir intĂ©grer toute cette matiĂšre autour du noyau central, lâespace de travail et le contexte dans lequel il envisage dâavancer prennent une importance particuliĂšre. Un problĂšme auquel Kiefer a prĂȘtĂ© attention avec la sensibilitĂ© requise dĂšs le dĂ©but de sa carriĂšre artistique. Le fait quâil ait enfin lâidĂ©e de crĂ©er un immense jardin-atelier de Barjac au cĆur de lâespace de Barjac. Une grande partie des peintures de Kiefer sont des peintures de paysages. Quel a Ă©tĂ© lâimpact mutuel de Barjac en tant quâatelier de jardin et des peintures de Kiefer?
Dans le Barjac, nous sommes confrontĂ©s Ă une quantitĂ© Ă©norme d’Ćuvres en dehors de l’espace pictural. Quand nous disons aujourd’hui que la tour elle-mĂȘme est devenue une grande Ćuvre d’art au sein de la nature, de quel type de lien entre lâart en tant qu’une maniĂšre d’expression humaine et la nature faisons-nous rĂ©fĂ©rence?
Ce sont ces problĂšmes et ces questions qui seront abordĂ©s dans cette recherche Ă©tape par Ă©tape et au cĆur de lâavancement des travaux au sein de lâAtelier Kiefer.
Atelier de « WalldĂŒrn-Hornbach »
Pour mettre en lumiĂšre lâinfluence des ateliers de Kiefer sur son parcours, avant dâexaminer Barjac, on peut Ă©voquer lâimpact initial que son atelier a eu sur ses premiĂšres Ćuvres artistiques. Cela permettrait de mieux comprendre lâempreinte que son travail a laissĂ©e dans son atelier.
DĂšs les premiĂšres annĂ©es, Ă savoir en 1973, Kiefer installe son atelier dans le grenier dâune ancienne Ă©cole de WalldĂŒrn-Hornbach dans lâOdenwald. Cet atelier a jouĂ© un rĂŽle majeur dans les sĂ©ries dâĆuvres crĂ©Ă©es par Kiefer au cours de ces annĂ©es. Les photos que Kiefer a enregistrĂ©es Ă partir de lâespace de lâatelier montrent Ă quel point la reprĂ©sentation de cet espace est Ă©vidente dans les peintures de cette pĂ©riode.
Lâun des Ćuvres les plus cĂ©lĂšbres de cette pĂ©riode de travail de Kiefer, qui est une compilation de son atelier et de lâespace extĂ©rieur, ainsi que des prĂ©occupations et des concepts qui y ont Ă©tĂ© mĂȘlĂ©s sâappelle « Resurrexit ». La palette de couleurs et la technique utilisĂ©es pour crĂ©er cette Ćuvre sâinscrivent dans la tradition picturale allemande. Dans cette Ćuvre, il y a un bois encadrĂ© et inhabituel qui relie lâespace intĂ©rieur dâatelier de Kiefer Ă lâescalier des marches, lâespace extĂ©rieur est attachĂ© Ă la partie infĂ©rieure, et on est Ă©galement confrontĂ© Ă un paysage, un mĂ©lange de reprĂ©sentations et dâĂ©lĂ©ments subjectifs. « La toile figure un long chemin tapissĂ© de branches et de feuilles mortes qui circule entre les arbres secs et sans feuilles, raides de verticalitĂ©, menant au loin vers un improbable horizon â rĂ©demption ?»[[2]En fait, Kiefer a tentĂ© de reprĂ©senter ses prĂ©occupations historico-allĂ©goriques dans le contexte dâun espace familier. Le serpent sâouvre un chemin et se dirige vers cet espace cĂ©leste qui a la forme dâun cĂŽne renversĂ©. Et de cette façon, il transmet les regards du bas du tableau vers le centre et au- dessus. Câest un transfert temps-espace entre les deux sections de lâĆuvre, les vues passent Ă travers cette perspective et atteignent la section des escaliers, la transition du bas vers le haut crĂ©e Ă©galement un dĂ©calage dans le temps : la forme du serpent au bas de la boĂźte dâĂ©nergie du stimulus est lâĂ©lĂ©ment principal de cette transition temps-espace dans ce tableau.
« Dans cette construction singuliĂšre, lâartiste reprend dans la partie supĂ©rieure la forme gĂ©omĂ©trique du cĂŽne et indique lâescalier en bois menant au grenier oĂč se trouve son atelier. Cette peinture marque le passage dâun espace Ă lâautre – celui de la nature et celui de la crĂ©ation artistique – clairement symbolisĂ© par la porte dâentrĂ©e en haut de lâescalier et de la composition. Au-delĂ de cette porte. »[3]
Il sâappuie ainsi sur le principe de lâatelier pivot et de lâidentitĂ© du lieu oĂč et quand il fait et avance son travail, crĂ©ant des Ćuvres qui lui apportent de nouvelles rĂ©alisations dâun point de vue esthĂ©tique et conceptuel.
Pour DaniĂšle Cohn : « […] Lâatelier en protĂšge lâartiste. Il en protĂšge Ă©galement le tableau qui y est Ă lâabri. Ce qui fait de lâatelier dâartiste un lieu, au sens plein du terme, tient aux relations dâespace quâil invente et qui transforment lâexpĂ©rience sensible des formes que sont les Ćuvres. » [4] En fait, lâart et le travail accomplis lors de son dĂ©veloppement jouent le rĂŽle central ; tous les autres Ă©lĂ©ments et dĂ©tails de sa vie suivent son rythme. Kiefer considĂšre ce grenier comme un refuge qui lâaide. Dans les peintures de Kiefer, cet espace de travail se transforme en un Ă©norme contexte au sein duquel se dĂ©roulent de nombreux Ă©vĂ©nements. Ainsi, les mythes et les Ă©lĂ©ments symboliques sâattachent Ă lâhistoire contemporaine et aux prĂ©occupations de Kiefer et leur poursuite mĂšne au grenier et crĂ©e diffĂ©rents rĂ©cits au cĆur de cet espace.
Ămigration en France : Barjac et Croissy
Plus on passe du temps Ă contempler le travail de Kiefer, plus on prend conscience de lâimportance du lieu de travail dans lâavancement de ses peintures et de ses projets artistiques. Kiefer, qui Ă©tait Ă la recherche de nouvelles expĂ©riences, Ă©migra en France en 1992 et, pendant toutes les annĂ©es suivantes, et malgrĂ© de brĂšves pĂ©riodes de recherche de nouvelles dĂ©couvertes et de voyages, la plupart de ses Ćuvres sont crĂ©Ă©es en France.[5] Parmi les propos de Kiefer sur les raisons de son dĂ©part dâAllemagne, deux points sont plus importants que les autres. Dâabord, il faut changer lâespace et le lieu de travail pour crĂ©er un nouvel Ă©tat dâesprit et de nouvelles idĂ©es. En effet, Kiefer souligne quâil existe une relation directe entre le lieu de travail et la formation dâidĂ©es et lâavancement du projet. Dans la maniĂšre du travail de Kiefer, lâinteraction entre le lieu de travail et les Ćuvres crĂ©Ă©es est assez tangible, et bien sĂ»r, cela sâapplique Ă dâautres artistes. Lâendroit peut avoir des effets et des rĂ©alisations trĂšs diffĂ©rents sur votre travail. Peut-ĂȘtre lâexpression la plus convenable pour dĂ©crire cela est la « dialectique du lieu-lâartiste ». BasĂ© sur une telle approche, lâimpact que lâartiste et son espace de travail ont lâun sur lâautre est mutuel, et aussi le rĂŽle de cette influence dans les Ćuvres de lâartiste est indĂ©niable. Lâartiste peut envisager diverses idĂ©es pour lâĂ©laboration de son Ćuvre en fonction de lâambiance que lui procure son espace de travail, et lâespace de travail lui-mĂȘme peut adopter une identitĂ© changeante en fonction de la dĂ©marche et du travail de lâartiste. En fin de compte, cette interaction peut conduire Ă lâĂ©mergence de nouvelles perspectives et Ă la rĂ©alisation de diffĂ©rentes Ćuvres artistiques.
Le deuxiĂšme point, que Kiefer appelle lâune des principales raisons de son immigration, est dâatteindre diffĂ©rents matĂ©riaux pour faire avancer ses idĂ©es et donc la formation de nouvelles maniĂšres de travail basĂ©es sur ces matĂ©riaux. En continuant dâexaminer le chemin dâactivitĂ© artistique de Kiefer, on trouve que, dans le mĂȘme ensemble de peintures quâil a crĂ©Ă©es, il est capable de travailler avec diffĂ©rents matĂ©riaux et mĂ©thodes pour dĂ©velopper la peinture en tant que mĂ©dia pictural dynamique Ă lâĂ©poque contemporaine.
Kiefer a deux grands ateliers en France, dans deux diffĂ©rentes rĂ©gions, chacun dâentre eux ayant Ă©tĂ© conçu dans un lieu distinct avec des formes, des agencements et des fonctions diffĂ©rentes. Lâun de ces ateliers est situĂ© dans la banlieue est de Paris, Ă Croissy-Beaubourg et lâautre dans le sud de la France et prĂšs de la commune de Barjac.
« Les deux ateliers conçus et habitĂ©s par Kiefer sur le sol français, Ă Barjac dâabord puis Ă Paris et Croissy, peuvent sâinterprĂ©ter comme des « ateliers-mondes », des microcosmes du grand macrocosme quâest lâUnivers. En ce sens, je pourrais avancer lâidĂ©e selon laquelle Kiefer vit dans, et rĂ©active, ce que Michel Foucault avait appelĂ©, dans Les Mots et les Choses, lâĂ©pistĂ©mĂš de « lâuniverselle analogie », qui prĂ©cĂšde celle de « lâĂge classique. »[6]
Ă travers la construction et le dĂ©veloppement de ses ateliers, Kiefer a essayĂ© de prĂ©senter de maniĂšre gigantesque son idĂ©e fondamentale de lâart, ses grands ateliers ses adaptations du monde reprĂ©sentant Ă©galement sa vision du monde. LâatmosphĂšre et la perception de lâensemble des Ćuvres de Kiefer sont transmises au spectateur, comme on peut le voir dans leurs Ă©lĂ©ments constitutifs. Nous observons une cohĂ©rence et une configuration de lâensemble, lâĂ©lĂ©ment gĂ©nĂ©ral qui crĂ©e le monde de Kiefer, un monde quâil crĂ©e avec ses mains.
Chacun de ces deux ateliers prĂ©sente des significations diffĂ©rentes et variĂ©es, et Kiefer a dĂ©veloppĂ© une variĂ©tĂ© dâidĂ©es diffĂ©rentes dans leur cĆur, comme si câĂ©taient deux sens et deux rĂ©actions diffĂ©rentes de Kiefer. Lâun est un peu propice au murmure et plus intĂ©rieur, lâautre est lĂ©gĂšrement hurlant et un peu extĂ©rieur.
« Croissy est un espace Ă rĂ©inventer par chacun, qui peut sâen emparer Ă sa maniĂšre, selon ses codes culturels, son Ăąge, ses postures corporelles, son rapport intime Ă lâart et Ă la culture. Revenir sur ses pas, se perdre, contempler, se questionner : Croissy invite Ă une aventure du corps et de lâesprit. Davantage encore : Ă une exploration du cerveau de lâartiste. »[7]
Lâatelier de Croissy est situĂ© dans la banlieue est de Paris et Ă cĂŽtĂ© de lâAĂ©rodrome de Lognes – Ămerainville. Si vous y allez par curiositĂ©, Ă lâextĂ©rieur vous serez confrontĂ© Ă cet immense atelier, et en tant quâun public externe et passant, il nây aura pas grand-chose Ă voir, Ă part quelques rĂ©pliques dâavion et les petites installations de plantes et de fleurs aux graines de tournesol. La plupart des Ă©vĂ©nements se dĂ©roulent Ă lâintĂ©rieur de lâatelier et derriĂšre les murs : un murmure et une fouille de lâintĂ©rieur.
Jardin-atelier de Barjac
Lâatelier de Barjac est quelque peu diffĂ©rent. Contrairement Ă Croissy, lâaccĂšs initial Ă Barjac est trĂšs complexe et difficile, câest un endroit Ă©loignĂ© pour lequel arriver auquel vous devrez vous faire guider pour arriver. En y arrivant, et face Ă lâatelier de Kiefer, tout sâavĂšre diffĂ©rent. Pour gagner lâatelier de Kiefer on doit traverser le village de Barjac et, aprĂšs ĂȘtre passĂ© par des collines et des pics, on arrive Ă la perspective captivante de Kiefer. Il est unique quâau cours dâun long processus de travail, Kiefer essaie de transformer une usine industrielle abandonnĂ©e du village de Barjac en un micro-univers. Lâusine de soie abandonnĂ©e, dĂ©laissĂ©e dâune pĂ©riode de croissance et dĂ©veloppement industriel au cĆur du modernisme, est non seulement transformĂ©e en un atelier grotesque par Kiefer, mais lâusine et lâespace naturel qui lâentoure aprĂšs toutes ces annĂ©es, la quantitĂ© Ă©norme de travail effectuĂ©e par Kiefer sont devenus une grande Ćuvre dâart et bien sĂ»r lâun des espaces les plus cĂ©lĂšbres au monde en son genre. « Barjac est un site industriel autant quâorganique, le moderne et lâarchaĂŻque sây nouent sans cesse, Kiefer comparant volontiers son atelier Ă une raffinerie ou Ă une ruine. »[8] Barjac comprend plusieurs composants, notamment :« [âŠ] des maisons, un amphithĂ©Ăątre, une immense crypte, un long passage qui ressemble Ă lâintĂ©rieur dâune pyramide, des espaces destinĂ©s Ă abriter des Ćuvres isolĂ©es, des serres et un ensemble de tours en bĂ©ton armĂ©. »[9] On est confrontĂ© Ă une vaste exploration, une exploration des idĂ©es, des dĂ©sirs et des caprices dâun peintre, un peintre contemporain qui Ă travers le contexte de sa possession, a menĂ© ses prĂ©occupations et ses explorations dans les contextes plastiques et crĂ©e plusieurs Ćuvres dans diffĂ©rentes branches dâarts visuels et expose dans lâatmosphĂšre de Barjac, une perspective Ă©norme.
Si on connaĂźt les sujets et les idĂ©es de Kiefer et quâon suit le chemin quâil a parcouru aprĂšs cette phase de transition, on pourra mieux confirmer ce succĂšs dans la poursuite de cette quĂȘte fondamentale de Kiefer dans son exploration. Il lâexplique ainsi :
« Dans les dĂ©buts de mon installation, tout ce qui a vu le jour ici a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© Ă partir de ce que jâavais apportĂ© dâAllemagne ; photos, livres, tableaux inachevĂ©s, de mĂȘme que les matĂ©riaux, notamment le plomb, semĂ© des plants, tracĂ© des enceintes. [..] Et puis un jâai eu lâidĂ©e des tunnels. Comme il nây avait plus rien Ă voir en surface, je suis allĂ© dans les profondeurs, câĂ©tait Ă vrai dire non pas une idĂ©e, mais un rĂ©flexe. »[10]
Le travail effectuĂ© dans Barjac est rĂ©pandu et ajoute des diffĂ©rences conceptuelles et de nouvelles sections Ă lâatmosphĂšre Ă©lĂ©mentaire quâil a mise en place, ce qui le conduit finalement Ă une nouvelle dĂ©finition de « lâAtelier » ; une dĂ©finition en dehors des stĂ©rĂ©otypes et des cadres conventionnels. ï»ż
« Un laboratoire, un lieu dâexpĂ©rimentation dans lequel sâimaginent dâautres relations dâespace, se rĂ©alisent dâautres voyages spatiaux, dâautres rĂ©versions du temps. [âŠ] Le lieu quâest lâatelier, aussi ancien que lâhumanitĂ©, comme le montre lâarchĂ©ologie de la prĂ©histoire, est dĂ©terminĂ© par une circonscription â il dĂ©limite de transformation, une activitĂ© productrice, un changement ou des changements dâĂ©tat des matiĂšres ou des objet initiaux en objets « transformĂ©s ». »[11]
Ce qui fait de lâatelier de Kiefer un laboratoire est sa perception de lâexistence et son mode de vie particuliers. Dans ce laboratoire, il fouille divers Ă©lĂ©ments et sâaide de tout matĂ©riau, de tout outil, afin dâobtenir ce quâil a Ă lâesprit. Câest lĂ que la maniĂšre et lâattitude artistiques de Kiefer sâenchevĂȘtrent Ă lâendroit oĂč il crĂ©e : lâatelier et tout ce qui est dedans deviennent un archĂ©type, cherchant Ă communiquer des choses du passĂ© au prĂ©sent, ou bien nous faisant voyager, Kiefer et nous, dans le passĂ©.
Au cours de ces annĂ©es, le Jardin-atelier de Barjac a Ă©tĂ© crĂ©Ă©, Ă©tape par Ă©tape et section par section. AprĂšs avoir traversĂ© toutes ces annĂ©es et la grande quantitĂ© de travail effectuĂ©, lâespace de lâatelier de Barjac est comme une grande exposition : de grandes peintures, des collages dâimages diffĂ©rentes, des assemblages, des installations, des instruments dâarchitecture, des halls, des couloirs conçus de maniĂšre particuliĂšre, des espaces vitrĂ©s et dâĂ©normes tunnels qui ont encore ajoutĂ© aux merveilles de lâespace tous ces dĂ©tails crĂ©Ă© dans un grand jardin et Ă cĂŽtĂ© de divers Ă©lĂ©ments de la nature, tels que les arbres, les fleurs et diffĂ©rents types de plantes. Kiefer voit le monde de son point de vue, il crĂ©e ses Ćuvres en fonction de ses intĂ©rĂȘts, de son esprit et de ses capacitĂ©s. DĂšs le dĂ©but de sa carriĂšre artistique, il a dĂ©montrĂ© sa capacitĂ© Ă exploiter au mieux le contexte et lâespace de son atelier pour le dĂ©veloppement de son travail. Ă Barjac, cette capacitĂ© atteint son apogĂ©e et lâespace de travail ou son atelier est tellement imbriquĂ© avec ses Ćuvres quâil est difficile de les distinguer les unes des autres. Tous ces dĂ©tails, dĂ©crits dans le commentaire sur Barjac, mĂšnent finalement Ă la reconnaissance du fait quâon cherche Ă donner une image claire de lâatelier de lâartiste. On est confrontĂ© Ă un environnement de travail, qui est en soi une Ćuvre dâart contemporain unique.
La combinaison des ruines avec la nature de Barjac et dâautres Ă©lĂ©ments installĂ©s au cĆur de ce jardin est Ă©tonnante. Nous contemplons le monde entier, un monde oĂč la nature a Ă©tĂ© le pilier principal depuis le dĂ©but, bien avant lâĂ©mergence de toute forme de civilisation et Ă travers les diffĂ©rentes pĂ©riodes de lâhistoire. Maintenant, Kiefer compare Ă nouveau cette histoire bruyante Ă son principe fondamental, qui est la nature. Cette comparaison progresse dans le silence du jardin de Barjac. Kiefer a besoin de cette analogie pour faire progresser son travail.
En effet, les ruines de Kiefer, ainsi que les Ă©lĂ©ments installĂ©s dans lâenvironnement extĂ©rieur de Barjac, Ă travers lâutilisation dâarbres, de plantes et dâamĂ©nagements paysagers au cĆur de cette nature, acquiĂšrent une identitĂ©. Les structures en bĂ©ton se fondent dans cet environnement, trouvant leur identitĂ© au milieu des arbres et de la nature.
Câest le chemin parcouru par lâhomme Ă travers les siĂšcles jusquâĂ nos jours, une forme de dialectique entre lâhistoire naturelle et lâhistoire humaine. Kiefer fusionne lâhistoire avec la nature, et nous observons lâhistoire quâil crĂ©e depuis le cĆur de la nature et du jardin de Barjac. Câest un paysage qui sâĂ©tend au-delĂ de lâespace pictural.
Anselm Kiefer a une unitĂ© de recherche, que chaque peintre peut avoir dans un coin de son atelier, Ă consulter de temps en temps. Or nous avons un trĂšs large Ă©ventail dâenquĂȘtes Ă lâAtelier Kiefer : « de livres scientifiques, mĂ©dicaux ou de botanique datant parfois du XVIIe siĂšcle, quâil a amassĂ©s depuis lâAllemagne reprĂ©sente avant tout pour lui un outil de travail. Source dâinspiration majeure, le livre figure Ă la fois un temple du savoir, un objet plastique et un symbole culturel. Il reprĂ©sente aussi sa façon Ă lui, trĂšs particuliĂšre, intime, de crĂ©er. »[12] Outre le dĂ©partement de recherche dâAnselm Kiefer oĂč il est possible de trouver de telles choses fascinantes en abondance, une autre partie plus intĂ©ressante de son atelier comprend les archives et les Ă©tagĂšres du matĂ©riau qui ont Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ©es et rassemblĂ©es tout au long de lâespace. Kiefer a effectuĂ© plusieurs tests et analyses dessus, Ă point dâĂȘtre parfaitement conscient de leur potentialitĂ© de placement au cours du processus de production. Maintenant, ils sont archivĂ©s et classĂ©s dans ces Ă©normes Ă©tagĂšres pour ĂȘtre utilisĂ©s jour aprĂšs jour lors du processus de travail. Ce sont des archives incroyablement diverses, il est maintenant possible pour le peintre de retourner Ă la peinture. AprĂšs toutes ces annĂ©es, au-delĂ de tous les cadres et limites, il peut profiter de tout ce quâil juge utile au dĂ©veloppement de son travail.
Le processus de crĂ©ation dans lâatelier-laboratoire de Kiefer exige un grand nombre de diffĂ©rents matĂ©riaux, outils et espaces, et lâĂ©norme taille des Ćuvres qui atteint parfois des dizaines de mĂštres appellent Ă lâusage des mĂ©thodes particuliĂšres et Ă lâengagement des assistants. Pendant ce travail complexe qui prend parfois lâallure dâune recherche, Kiefer devient tantĂŽt un entrepreneur ou un maĂźtre qui dirige un projet. Tout cela a lieu au sein de lâatelier. Des matĂ©riaux divers et variĂ©s y sont transportĂ©s et subissent le processus de crĂ©ation.
« Le peintre dâatelier quâest Kiefer peint toujours seul, il travaille physiquement en solitaire, sur, dans, Ă sa toile, une toile quâil a fait tendre dans lâatelier, dĂ©cidant du format, du chĂąssis. Lâatelier produit tout en quelque sorte, il est dâabord le lieu industrieux qui engrange ce qui devient les outils, les matĂ©riaux et les motifs de lâĆuvre. Lâengrangement, le stockage impliquent un enchevĂȘtrement des temps et des ĂȘtres qui devient une temporalitĂ© Ă lâĆuvre dans les Ćuvres. »[13]
Lorsquâon regarde le processus de crĂ©ation et la maniĂšre de travail que Kiefer a choisis Ă diffĂ©rentes pĂ©riodes, on est sans doute stupĂ©fait par leur immensitĂ© et par le souci de dĂ©tails chez lâartiste. Il choisit minutieusement ce dont il a besoin pendant le processus, il met tout en place pour assurer le meilleur dĂ©roulement du travail et pour mener Ă terme ses idĂ©es et le dĂ©veloppement de ses concepts souhaitĂ©s. Les tableaux de Kiefer se nourrissent dâautres Ă©lĂ©ments que le pigment :
« Notamment des vĂ©gĂ©taux et des fleurs comme les tournesols, semĂ©s dans lâatelier de Barjac [âŠ] Ă partir de graines provenant du Japon et qui mesurent sept mĂštres de hauteur … Des milliers de tulipes aussi, dont les pĂ©tales, soigneusement conservĂ©s et sĂ©chĂ©s, ont Ă©tĂ© utilisĂ©s dans les tableaux consacrĂ©s aux poĂštes arabes. Il y eut Ă©galement la paille, [âŠ], le sable, et [âŠ], le plomb, matĂ©riau matriciel de lâĆuvre. »[14]
Dans de nombreuses Ćuvres de Kiefer, les premiĂšres choses qui attirent lâattention du public, sont les matĂ©riaux dont lâusage nâest pas trĂšs courant, mais qui sont trĂšs Ă©vidents dans les travaux de Kiefer, qui choisit des matĂ©riaux en fonction de ses idĂ©es. Cela lâaide Ă dĂ©velopper son idĂ©e dans le processus de son travail ; il nâa aucune limitation. Ă lâatelier, dĂ©crit comme un grand laboratoire, il est toujours impliquĂ© dans des tests de nouveaux matĂ©riaux, afin quâil puisse les utiliser dans le cĆur de son processus de travail. De cette maniĂšre, Kiefer ne cesse dâaccroĂźtre sa connaissance afin non seulement que ces matĂ©riaux puissent jouer un rĂŽle dans les Ă©lĂ©ments visuels de son travail, mais aussi que partout oĂč il serait nĂ©cessaire de recourir Ă des significations mĂ©taphoriques, historiques, etc., il ait Ă sa disposition un matĂ©riau convenable.
Dans le Barjac, la nature vient Ă lâaide de structures, de tunnels et de bĂątiments et bien sĂ»r aux peintures de Kiefer, afin quâil puisse prĂ©senter ses visions de lâhistoire et ses poĂ©sies pour la terre Ă lâaide des Ă©lĂ©ments de cette nature mieux que nulle part ailleurs.
Kiefer a cherchĂ© Ă prendre soin de la nature au cĆur de Barjac pendant ces annĂ©es-lĂ , en y ajoutant de nouvelles sections et en plantant diffĂ©rents types de plantes et de fleurs en fonction de sa subjectivitĂ© mĂ©taphorique, crĂ©ant ainsi un cycle.
Le cycle que Kiefer a crĂ©Ă© Ă Barjac consiste Ă entretenir la nature et les Ă©lĂ©ments naturels de ce jardin. Lorsque le cycle naturel de ces Ă©lĂ©ments se termine, il les intĂšgre dans ses Ćuvres, dans ses peintures et ses installations. Les fleurs sĂšchent…, les tournesols terminent leur cycle de vie…, les feuilles de diffĂ©rentes plantes tombent au sol… mais ce nâest pas la fin du travail. Il sâagit plutĂŽt dâun nouveau dĂ©part, dâun commencement Ă crĂ©er deux fois, Ă crĂ©er au cĆur des Ćuvres de Kiefer.
Ici, Ă lâaide de ses rĂ©flexions thĂ©oriques, Kiefer fait de ces plantes des signes dans ses Ćuvres, Ă partir de lâessence de la nature, il crĂ©e une ligne de transition entre la peinture, la littĂ©rature, lâhistoire, la philosophie et bien sĂ»r la terre. Ils sont soignĂ©s par des rĂ©sines et des couleurs au cĆur des Ćuvres pour quâelles durent Ă©ternellement. Que les tournesols soient placĂ©s sur une toile ou dans une installation, ils sont une essence du jardin de Barjac dans les Ćuvres de Kiefer, qui ont trouvĂ© dans son travail une signification mĂ©taphorique.
Les fleurs sĂ©chĂ©es du jardin Barjac ont aussi une telle histoire, soit elles sont placĂ©es au cĆur des Ćuvres sous les couleurs et rĂ©sines, soit elles sont devenues des Ă©lĂ©ments inspirants dans les peintures de paysage de Kiefer.
En tant que peintre, quand je regarde Kiefer allant sâinstaller Ă Barjac et commençant Ă construire cet Ă©norme projet, lâune des premiĂšres et des plus fascinantes des choses qui me viennent Ă lâesprit est que, Ă©tape par Ă©tape, avec lâavĂšnement de Barjac, il a crĂ©Ă© une magnifique possibilitĂ© qui peut se trouver au cĆur de son atelier et du lieu de crĂ©ation de ses Ćuvres, pour prĂ©senter la meilleure idĂ©e, le plus dĂ©licatement possible, sans aucune limitation. Câest sĂ»rement la maniĂšre de prĂ©sentation idĂ©ale de lâartiste.
« Mais chez Kiefer rĂ©sident la force de lâacceptation et lâespoir que « quelque chose » dâautre advienne par pĂ©trification mĂȘme de lâĆuvre. Câest en ce sens quâil accepte â avec tous, les risques quâune attitude aussi radicale comporte â quâune fois mise en scĂšne sur les cimaises de la galerie, au mur du musĂ©e ou du collectionneur, lâĆuvre ne lui appartienne plus, ne soit plus sienne. »[15]
Lorsquâon regarde Barjac dans des films ou des photos qui nous sont disponibles, on trouve la disposition des Ćuvres de Kiefer dans cet espace et on les compare avec celles dâentre elles qui sont exposĂ©es en dehors de cet espace, mĂȘme dans la maniĂšre de prĂ©sentation la plus idĂ©ale. Prenons lâexemple de lâexposition dâAnselm Kiefer au Grand Palais de Paris en 2007 et en 2021-2022. On constate que la prĂ©sentation des Ćuvres de Kiefer dans son atelier de Barjac est beaucoup plus spectaculaire que leur prĂ©sentation ailleurs. Les deux facteurs qui contribuent Ă cela sont la libertĂ© totale de Kiefer dans cet environnement et le dynamisme de lâespace et la modification des Ćuvres et des autres Ă©lĂ©ments composants.
Les ruines des tours en bĂ©ton de Barjac murmurent la grande histoire Ă nos oreilles lorsquâelles sâĂ©lĂšvent Ă travers les arbres, non pas lorsque leur reprĂ©sentation devient plus vivante pour le public dans la galerie du Grand Palais de Paris sous la lumiĂšre artificielle.
Lorsque vous observez la disposition des Ă©lĂ©ments, par exemple les installations « Die Frauen der Antike », dans lâespace de Barjac et que vous la comparez Ă la disposition des mĂȘmes Ă©lĂ©ments dans lâespace dâexposition, vous pouvez comprendre lâimportance de la nature de Barjac pour Kiefer. La dialectique prĂ©dominante entre ces Ă©lĂ©ments et la nature de Barjac confĂšre une nouvelle dimension Ă lâĆuvre de Kiefer.
La visualisation de lâinteraction humaine avec la nature est imaginĂ©e dans cet espace depuis le dĂ©but de lâhistoire humaine jusquâĂ aujourdâhui. La nature, telle une mĂšre, a abritĂ© en elle ces Ćuvres, ce qui constitue la forme la plus allĂ©gorique de la dialectique prĂ©dominante entre la nature de Barjac et le travail de Kiefer.
En rĂ©alitĂ©, le sens de ces Ă©lĂ©ments rĂ©side au cĆur de cette nature, qui se dĂ©ploie de la meilleure maniĂšre possible dans lâespace et imprĂšgne lâexistence. MĂȘme dans les moments les plus dĂ©favorables, la nature demeure un refuge et une ressource qui donne un nouveau souffle Ă la vie.
Les paysages de Kiefer murmurent incessamment. Ce sont des gĂ©missements qui viennent du nĂ©ant, des ruines. Bien quâayant une structure bien dĂ©finie et classique, ils nous offrent des qualitĂ©s visuelles inĂ©dites.
« La peinture dâAnselm Kiefer, comme ses sculptures, rĂ©sulte dâune collecte, Ă lâextĂ©rieur du tableau, de ses Ă©lĂ©ments, traces, piĂšces, objets, plans, cartes, livres, containers. La dĂ©limitation quâinduit la circonscription du lieu fonde lâarticulation dedans-dehors. Dans lâatelier, le monde est engrangĂ©, lâatelier se fait rĂ©ceptacle. Il ne sâoppose pas au plein air, dans une polaritĂ© dedans/dehors, du moins pas dans lâacception traditionnelle de cette opposition. Il en va dâen atelier-monde, et probablement dâun monde-atelier. »[16]
Le terme « atelier-monde » dĂ©crit parfaitement lâatelier de Kiefer. Câest un endroit dont lâimmensitĂ© nous captive, se nous impose ; il nâest pas pareil aux ateliers artistiques ni aux galeries ou musĂ©es. Visiter les ateliers de Kiefer, câest rencontrer un univers de crĂ©ateur: lâunivers de Kiefer.
Outre dâimmenses hangars, tunnels et ateliers, on voit Ă Barjac des espaces vitrĂ©s, qui ont donnĂ© un nouveau visage Ă cet espace dans le prolongement du jardin de Barjac. Certaines de ces espaces vitrĂ©s sont des espaces permettant de cultiver diffĂ©rents types de plantes et de fleurs. Mais certaines de ces espaces vitrĂ©s sont comme des galeries oĂč sont disposĂ©es certaines Ćuvres de Kiefer, la continuitĂ© de lâespace et du temps vient des plantes et des arbres et de la nature de Barjac jusquâĂ lâintĂ©rieure de ces espaces vitrĂ©s.
Lorsque vous observez le travail de Kiefer Ă lâintĂ©rieur de ces espaces vitrĂ©s, une transition temporelle se crĂ©e… Vous regardez un tableau de paysage ou une installation, mais dans sa continuation vous voyez un paysage derriĂšre la vitre, un paysage dans lequel sont placĂ©es certaines des mĂȘmes Ćuvres crĂ©Ă©es par Kiefer. Le paysage de jardin de Barjac. Ici, le problĂšme interne externe disparaĂźt et ces espaces vitrĂ©s deviennent un reflet particulier de la pensĂ©e de Kiefer dans la forme la plus idĂ©ale de prĂ©sentation des Ćuvres.
Les Ćuvres sont exposĂ©es dans un lieu spĂ©cifique qui fait Ă©galement partie du jardin de Barjac. Elles reprĂ©sentent une extension de cette nature, crĂ©ant ainsi un lieu aventureux pour explorer lâextraordinaire histoire du parcours artistique de Kiefer.
Le travail effectuĂ© par Kiefer au cours de ces annĂ©es Ă Barjac lui a permis de dĂ©velopper de nouvelles sĂ©ries, Ă la fois en termes des vastes ressources matĂ©rielles mentionnĂ©es ci-dessus, et en ce qui concerne les idĂ©es et les concepts issues du cĆur de la grande quantitĂ© de travail dans Barjac. Kiefer choisit Ă©galement un chemin au cĆur de lâhistoire et de la tradition de la peinture qui, en plus de lui fournir dâĂ©normes sources dâinspiration, fournit une plateforme Ă son travail, grĂące Ă laquelle il peut Ă©tablir une dialectique solide entre la qualitĂ© de son espace pictural, les concepts qu’il cherche Ă explorer, ainsi que d’autres mĂ©diums artistiques.
Dans le Barjac, Kiefer tente de donner un nouveau visage Ă son exploration au cĆur de la nature. Il crĂ©e un monde multiforme en Ă©tablissant des liens entre diffĂ©rents mĂ©diums artistiques, de la peinture aux installations et immenses structures architecturales, et en crĂ©ant un lien entre l’intĂ©rieur de son atelier et les Ă©lĂ©ments naturels du jardin de Barjac. En tant que peintre de paysage, Kiefer a essayĂ©, dans Barjac et dans son interaction avec la nature de Barjac, dâanalyser au mieux la tension critique prĂ©sente dans ses Ćuvres lors de leur interaction avec la nature de Barjac.
Conclusion
Les ateliers de Kiefer ressemblent plus Ă des laboratoires oĂč il se lance dans des essais et erreurs et expĂ©rimente avec divers matĂ©riaux. Dans ce laboratoire, il fouille divers Ă©lĂ©ments et sâaide de tout matĂ©riau, de tout outil, afin dâobtenir ce quâil a Ă lâesprit. Câest lĂ que la maniĂšre et lâattitude artistiques de Kiefer sâenchevĂȘtrent Ă lâendroit oĂč il crĂ©e : lâatelier et tout ce qui est dedans deviennent un archĂ©type, cherchant Ă communiquer des choses du passĂ© au prĂ©sent, ou bien nous faisant voyager, Kiefer et nous, dans le passĂ©.
Barjac est le point oĂč un peintre contemporain dĂ©cide de dĂ©velopper ses prĂ©occupations en dehors de lâespace pictural. Ă Barjac, nous pouvons explorer le monde de Kiefer, le mĂȘme monde quâil explore dans ses peintures, cette fois Ă travers une variĂ©tĂ© de formes artistiques au cĆur de la nature.
Si nous voulons exprimer la fonction du jardin de Barjac pour Kiefer de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, le jardin qui abrite l’atelier de Kiefer, deux approches gĂ©nĂ©rales peuvent ĂȘtre envisagĂ©es. Tout d’abord, ce jardin reprĂ©sente une allĂ©gorie de la terre dans laquelle Kiefer peut construire son propre univers. Cet univers a Ă©tĂ© façonnĂ© par ses Ćuvres dans diffĂ©rents mĂ©diums artistiques, qui sont disposĂ©es dans divers coins du jardin, des salles et tunnels aux serres et Ă l’espace principal du jardin, parmi les arbres de Barjac.
Une autre fonction que la nature du jardin de Barjac a pour Kiefer, Ă©tant donnĂ© que son principal domaine de travail est la peinture de paysages et que l’utilisation d’Ă©lĂ©ments naturels joue un rĂŽle important dans son processus de crĂ©ation, est que les Ă©lĂ©ments naturels du jardin de Barjac deviennent les matĂ©riaux et les ressources que Kiefer utilise dans ses Ćuvres. Ces matĂ©riaux naturels, tant en termes de forme que de contenu, ont grandement contribuĂ© Ă faire progresser et Ă©voluer le travail de Kiefer au fil des annĂ©es.
Au cours de ces annĂ©es, le Jardin-atelier de Barjac a Ă©tĂ© crĂ©Ă©, Ă©tape par Ă©tape et section par section. AprĂšs avoir traversĂ© toutes ces annĂ©es et la grande quantitĂ© de travail effectuĂ©, lâespace de lâatelier de Barjac est comme une grande exposition : de grandes peintures, des collages dâimages diffĂ©rentes, des assemblages, des installations, des instruments dâarchitecture, des halls, des couloirs conçus de maniĂšre particuliĂšre, des espaces vitrĂ©s et dâĂ©normes tunnels qui ont encore ajoutĂ© aux merveilles de lâespace tous ces dĂ©tails crĂ©Ă© dans un grand jardin et Ă cĂŽtĂ© de divers Ă©lĂ©ments de la nature, tels que les arbres, les fleurs et diffĂ©rents types de plantes. Ă Barjac, la nature tente de donner un nouveau visage Ă lâexploration dâun artiste curieux qui cherche Ă porter un regard critique sur la condition humaine. En tant que peintre de paysage, Kiefer a essayĂ©, dans Barjac et dans son interaction avec la nature de Barjac, dâanalyser au mieux la tension critique prĂ©sente dans ses Ćuvres lors de leur interaction avec la nature de Barjac.
La nature, telle une mĂšre, a abritĂ© en elle ces Ćuvres, ce qui constitue la forme la plus allĂ©gorique de la dialectique prĂ©dominante entre la nature de Barjac et le travail de Kiefer. Et dans telle ambiance est que ses Ćuvres nous noient dans les murmures de la terre.
Bibliographie
ARASSE, Daniel. 2007. Anselm Kiefer. Ăditions du Regard.
ALVAREZ, JosĂ©. 2007. Anselm Kiefer au Grand Palais : Sternenfall. Ăditions du Regard.
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BOUHOURS, Jean-Michel(ed.). 2015. Anselm Kiefer. Ăditions Centre Pompidou.
COHN, DaniĂšle. 2012. Anselm Kiefer : Ateliers. Ăditions du Regard.
COHN, DaniĂšle. LAUTERWEIN, AndrĂ©a. ALVAREZ, JosĂ©. 2007. Anselm Kiefer au Grand Palais : Sternenfall = Chute dâĂ©toiles, Monumenta. Ăditions du Regard.
HUYSSEN, Andreas. 2011. La hantise de lâoubli (essais sur les rĂ©surgences du passĂ©). Kime.
KIEFER, Anselm (au collĂšge de France). 2011. LâArt survivra Ă ses Ruines. Regard.
LAUTERWEIN, Andréa. 2015. Anselm Kiefer et la poésie de Paul Celan. Regard.
MATTIUSSI, Véronique. 2017. Kiefer-Rodin : Cathédrales. Gallimard.
MINSSIEUX-CHAMONARD, Marie. 2015. Anselm Kiefer, Lâalchimie du livre. Bnf.
[1] MATTIUSSI, Véronique. 2017. Kiefer-Rodin : Cathédrales. Gallimard, 75
[2] BAQUĂ, Dominique. 2015. Anselm Kiefer ; Entre mythe et concept relief. Regard, 50
[3] BOUHOURS, Jean-Michel(ed.). 2015. Anselm Kiefer. Ăditions Centre Pompidou, 140
[4] COHN, DaniĂšle. 2012. Anselm Kiefer : Ateliers. Ăditions du Regard, 13
[5] En interviewant Heinz Peter Schwerfel, il parle des raisons de son dĂ©part dâAllemagne :
Je nâai pas quittĂ© lâAllemagne pour des raisons politiques ou stratĂ©giques, mais plutĂŽt pour des raisons personnelles. [âŠ] Jâavais [âŠ] besoin dâun changement pour mon Ćuvre et il est plus facile de changer en partant. Nous ne parlions peinture que comme Ă©tude des matĂ©riaux. Quand on a fait ça pendant des annĂ©es, on acquiert une certaine aisance dans le traitement du matĂ©riau et je voulais mâen dĂ©barrasser. Je voulais mâexposer au matĂ©riau dâune maniĂšre nouvelle, repartir Ă zĂ©ro comme si je ne savais rien. Durant cette pĂ©riode, je nâai plus peint pendant deux ou trois ans. Je me suis contentĂ© de beaucoup voyager, du Mexique Ă lâĂgypte. (KIEFER, Anselm (au collĂšge de France). 2011. LâArt survivra Ă ses Ruines. Regard, 165)
[6] BAQUĂ, Dominique. 2015. Anselm Kiefer ; Entre mythe et concept relief. Regard, 26
[7] BAQUĂ, Dominique. 2015. Anselm Kiefer ; Entre mythe et concept relief. Regard, 29
[8] BAQUĂ, Dominique. 2015. Anselm Kiefer ; Entre mythe et concept relief. Regard, 26
[9] MATTIUSSI, Véronique. 2017. Kiefer-Rodin : Cathédrales. Gallimard, 54
[10] BAQUĂ, Dominique. 2015. Anselm Kiefer ; Entre mythe et concept relief. Regard, 26
[11] COHN, DaniĂšle. 2012. Anselm Kiefer : Ateliers : Barjac, un atelier dans la nature, 16
[12] MINSSIEUX-CHAMONARD, Marie. 2015. Anselm Kiefer, Lâalchimie du livre. Bnf, 22
[13] COHN, DaniĂšle. 2012. Anselm Kiefer : Ateliers. Ăditions du Regard, 16, 17
[14] BAQUĂ, Dominique. 2015. Anselm Kiefer ; Entre mythe et concept relief. Regard, 25
[15] BAQUĂ, Dominique. 2015. Anselm Kiefer ; Entre mythe et concept relief. Regard, 25
[16] COHN, DaniĂšle. 2012. Anselm Kiefer : Ateliers. Ăditions du Regard, 17
Mehdi Sharafi is an artist-painter and researcher based in Paris. He holds a doctorate in visual arts from the University of Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, and is a member of the Maison des Artistes de France. His area of expertise centers on pictorial space and painting. Over the course of two decades in his artistic career, he has developed numerous series that demonstrate a diverse range of approaches. In the realm of research, his work has underscored the dynamics of pictorial space in the contemporary era, with a particular focus on the connection between this medium and the challenges and concerns of contemporary humans. Currently, he is an artist-researcher at the 6B art center in Paris area. His efforts are dedicated to addressing forthcoming crises, particularly those concerning the relationship between humanity and nature within both the theoretical and practical domains of art. He is trying to explore how contemporary humans engage with their surroundings through the lens of his artistic specialization.